By Hervé St-Louis
November 19, 2020 - 09:51
Johnniqua Charles, une sans-abri de la ville de Dillon, en Caroline du Sud, ne se doutait pas qu’un rap improvisé lors de son arrestation allait devenir l’hymne de plusieurs manifestations antiviolence policière aux États-Unis et ailleurs dans le monde.
Rappelons les faits. Le 5 févier dernier, cette femme de 27 ans se fait interpeller par Julius Locklear, un gardien de sécurité voulant l’arrêter pour intrusion dans un restaurant où la femme prétendait venir sur les lieux pour chercher des effets personnels. Charles se met à chanter et danser une chanson impromptue « You about to lose you job » à répétition en mise en garde.
Depuis, cette arrestation est devenue un meme, soit un court sketch, une chanson ou une image abondamment partagés sur Facebook, Instagram, Reddit, Twitter, ou YouTube. Le meme est viral, car il emballe, divertit et sert de commentaire social et politique.
Le phénomène touche à plusieurs des thèmes importants que l’on retrouve dans les pratiques émergentes des communautés culturelles et minoritaires dans les médias sociaux en 2020. Le meilleur exemple : la recrudescence des revendications de la communauté noire à la suite de la mort de Georges Floyd et qui a donné lieu à l’expression « I can’t breathe » du mouvement Black Lives Matter.
Il y a plusieurs moyens de résistance utilisés par la population noire et ses alliés, dont les manifestations contre la brutalité policière aux États-Unis. L’été 2020 en a été un moment catalyseur. Mais l’exemple de cette femme se défendant d’une arrestation a été un des meilleurs moyens de résistance et de communication de la situation des Afro-Américains.
Mes recherches sur la culture dans les médias sociaux tels que la Révolution verte iranienne sur Twitter de 2009, Black Twitter, et la cancel culture, m’ont amené à explorer le phénomène du meme comme outil de résistance.
L’arrestation de Johnniqua Charles est un exemple de la manifestation du pouvoir envers une personne défavorisée dérangeant l’ordre social. Elle est perçue par la majorité blanche de la société américaine comme « l’autre ».
La réponse des plus démunis aux injustices se transforme ainsi bien souvent en memes. Ceux-ci traversent les frontières culturelles et les classes sociales. Le meme déshumanise souvent son sujet en puisant à fond dans la misère de ce dernier, encourageant la moquerie. Mais cette moquerie devient aussi une arme pour l’individu désarçonné, comme ça été le cas pour cette jeune itinérante.
Trouvant son arrestation injuste, la jeune femme s’y oppose en chantant. Il devient une forme d’opposition, de contestation et de résistance qui reflète les mêmes stratégies utilisées par les anciens esclaves américains. Ce sont ces chants de résistance qui ont donné naissance à la musique gospel, au rythm & blues, au jazz, et récemment, au rap et au hip-hop.
Cette musique de résistance vient de l’Amérique noire, perçue par l’Amérique blanche comme « l’autre », mais il serait bien difficile aujourd’hui de la séparer de la culture dominante nord-américaine.
Dans le cas de l’arrestation de Johnniqua Charles, le gardien de sécurité, Julius Locklear, n’a pu s’empêcher de trouver la prestation drôle et d’en perdre son sérieux. L’acte de la jeune femme a fonctionné puisqu’elle a été relâchée et le gardien de sécurité a reçu un avertissement. Il a lui-même ensuite publié le vidéo sur Facebook.
Le rap de Johnniqua Charles a lancé un mouvement basé sur le mot-clic #YouAbouttoLoseYoJob (« Tu es sur le point de perdre ta job », phrase qu’elle répète dans sa chanson). Le gardien, représentant du pouvoir, a choisi de partager la vidéo contestant son autorité au reste de la planète.
Le message a aussi été rediffusé sur Twitter par des membres de Black Twitter, un groupe informel d’utilisateurs noirs de la plate-forme.
Ce dévoilement initial a été récupéré au début du mois de juin par des DJ. Ces derniers ont repris le clip original, ont refait un montage avec des beats et un peu de musique, créant de façon instantanée un message viral audiovisuel réactualisant ainsi une vidéo policière vieille de quatre mois.
Marshall McLuhan parlait de culture de la remédiation (une théorie ensuite élaborée par Jay David Bolter and Richard Grusin) pour parler de cette pratique consistant à récupérer d’anciens contenus et les intégrer dans des nouveaux montages pour créer des contenus originaux où d’anciens contenus sont récupérés et intégrés.
D’autres, comme Yochai Benkler, professeur à Harvard spécialisé dans les théories du bien commun et du partage sur Internet, parle de la culture de convergence, où le public se rapproprie les contenus, faisant fi des contraintes de propriété intellectuelle dans son élan de création. Les divers morceaux de vidéos utilisés dans le montage des DJ Suede the Remix God et iMarkkeyz et le chant original de Charles sont utilisés sans compensation des droits d’auteurs.
Ainsi, la culture de masse n’est plus générée que par des créateurs d’Hollywood, Detroit, et Nashville, mais aussi par des amateurs. C’est l’émergence de la culture participative telle que définie par Henry Jenkins, professeur à la University of Southern California USC spécialisé dans l’étude de la création culturelle des fans.
Le résultat le plus inusité de ce nouveau montage où Johnnika Charles résiste à son arrestation, chantant au gardien de sécurité qu’il va perdre son emploi, est l’utilisation dorénavant du chant comme un hymne de résistance par plusieurs manifestants critiquant le pouvoir de la police envers des cibles prédéterminées.
Plusieurs, comme le candidat au Congrès américain Hakeem Jeffries, utilisent maintenant le meme pour avertir le président Trump qu’il perdra bientôt son poste !.
Hervé Saint-Louis, Professeur adjoint en médias émergents, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation.